Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le Paternalisme: responsabilité des élites et culpabilisation des exploités

18 mai 2010

le Paternalisme: responsabilité des élites et culpabilisation des exploités

Quentin Dittrich-Lagadec, "Le paternalisme: responsabilité des élites et culpabilisation des exploités" (01/2010) http://diatothaumazein.canalblog.com/

 

      

Retour au menu principal: http://diatothaumazein.canalblog.com/

       Débattant des origines du décollage économique de l'Occident, les sociologues des religions ont émis l'hypothèse que c'est la morale chrétienne qui insuffla l'impulsion initiale nécessaire à l'expansion du capitalisme à partir du XVIIe siècle, notamment par l'inculcation d'un mode de vie propice au travail et à l'épargne. Cette morale a consisté en une forme  d'autorité "qui pénétrait l'ensemble tous les domaines de la vie publique ou privée, imposant une réglementation de la conduite infiniment pesante et sévère" (Weber, 1964; 31). Une telle rationalisation des comportements impliquait la répression des désirs spontanés, repoussant ainsi la consommation immédiate au profit d'un réinvestissement des ressources dans l'économie. La condamnation de l'oisiveté, allant de pair avec la valorisation du travail, que l'on retrouve dès les premiers textes de la Genèse, put ainsi favoriser une implication constante des individus dans leurs tâches laborieuses, le succès dans les affaires se révélant finalement interprété comme une preuve de la grâce divine pour le croyant. L'accumulation de richesses, inhérente au capitalisme, pouvait sembler en contradiction totale avec les enseignements de Jésus Christ, qui déclarait ainsi dans les Evangiles qu'"il est plus aisé pour un chameau de passer dans le chas d'une aiguille que pour un riche d'entrer dans le royaume de Dieu" (Marc, 10, 25). Ces richesses purent être tolérées dans la mesure où elles ne servaient pas l'intérêt personnel du croyant, mais la gloire de Dieu et le bien de la collectivité. Max Weber considérait que cette éthique avait été élaborée sous l'influence de la Réforme protestante à partir du XVIe siècle en Europe, notamment par les différentes courants issus du Calvinisme, au sein des églises presbytériennes et des sectes puritaines en Hollande, en Grande-Bretagne et dans les colonies de Nouvelle Angleterre. Werner Sombart pris le contre-pied de la thèse wébérienne, affirmant que l'on trouvait les sources de cette éthique dans les doctrines de Saint Thomas d'Aquin au XIIIe siècle, faisant du catholicisme le creuset du capitalisme.

Nous n'entrerons pas ici dans le débat sur les origines; nous nous intéresserons plutôt à la perpétuation de cette éthique une fois la dynamique capitaliste lancée. A la fin de son étude célèbre, Max Weber concluait que l'ensemble des conduites issues de l'éthique protestante s'étaient progressivement autonomisées par rapport à leur fondement religieux, sous l'effet du déclin de la croyance. Toutefois, on constate bien une persistance de la morale chrétienne, non seulement dans la pensée bourgeoise du XIXe siècle, mais également jusqu'à nos jours dans le discours conservateur. Il y a bien une tension entre les conduites des acteurs du système capitaliste, fondées sur l'exploitation et la concurrence, et une morale, reposant plutôt sur une certaine idée de l'égalité et du respect de la personne humaine. Les élites ont du élaboré un nouveau corps idéologique, afin d'une part de justifier leur position sociale et des privilèges de classes dont elles bénéficient, et d'autre part  afin de se donner bonne conscience, en obtenant une forme de moralisation du capitalisme. Elles ont pour cela du puiser dans le corpus religieux judéo-chrétien.



Première remarque, le terme de "paternalisme" n'apparait que relativement tardivement dans le discours de la responsabilité sociale d'entreprise. Dans son ouvrage fondateur de 1864, la Réforme sociale en France, Frédéric le Play (1806-1882) lui préfère le terme de "patronage". Ingénieur polytechnicien et professeur à l'Ecole des Mines, le Play est extrêmement choqué par les désordres sociaux, et plus encore moraux, qui découlent des révolutions politiques et économiques. L'exode rural a détruit les communautés traditionnelles; la promiscuité dans les grandes villes conduit à la dépravation morale. Les liens interpersonnels se dissolvent dans la grande industrie, notamment ceux qui existaient entre les patrons et les employés. Dans ces conditions propices aux explosions sociales, le Play entend fonder une éthique à l'intention des élites; il récuse toutefois toute idéologie nouvelle, les solutions véritables sont à trouver dans enseignements de l'Eglise et dans les coutumes.

Le patronage leplaysien se fonde sur une double dimension: la responsabilité des élites et la décadence morale des ouvriers. En effet, si le Play reconnaît l'existence de facteurs exogènes à la misère, notamment le chômage provoqué par les crises économiques, celle-ci est selon essentiellement due aux vices des pauvres. Ceux-ci sont en effet caractérisés par leur imprévoyance, c'est-à-dire leur incapacité à gérer leur revenus et leur manque d'implication dans leur travail, ce qui les conduit à rechercher des satisfactions immédiates, ainsi que par leur intempérance, qui les fait sombrer dans la violence et l'alcool. La position sociale inférieure des ouvriers se trouve ainsi justifiée par cette dégradation morale que souligne le Play, qui juge les hommes naturellement mauvais, perpétuant ainsi l'anthropologie paulinienne particulièrement pessimiste. Le corollaire de cette affirmation est la nécessité de redresser moralement les masses, afin de les remettre dans le droit chemin tracé par les Ecritures. Le Play adopte une conception perfectionniste du pouvoir, tout à fait en accord avec la doctrine sociale de l'Eglise, considérant que les classes supérieures ont pour mission de "redresser le bois torde de l'homme", pour reprendre Kant1, c'est-à-dire de corriger les mauvais penchants naturels de l'homme par voie d'autorité. Cette responsabilité incombe à ceux qui, grâce à leur intelligence, qui leur confère un esprit d'épargne favorable à l'accumulation de richesses, tempéré par leur modération, leur évitant de basculer dans l'égoïsme et la débauche, sont parvenus au sommet de l'échelle sociale. Les élites ont un devoir d'exemplarité: la simplicité de leurs moeurs doit être imitée par leurs ouvriers. Plus encore, les élites doivent donner l'impulsion nécessaire aux ouvriers pour se consacrer pleinement à leurs tâches. À ce dévouement dans le travail pour les classes laborieuses correspond le dévouement que les élites doivent adopter à l'égard de leur devoir de ramener le peuple à Dieu. La vocation, comme comme accomplissement d'un commandement directement dicté par Dieu (Weber; 1964; 82), s'est ainsi transmise de l'appel du croyant à la dévotion envers son Seigneur, manifesté le plus radicalement par la vie entièrement régulée du moine, au domaine séculier de l'entreprise.

A cette conception strictement verticale du rapport patron/salarié s'associe chez le Play une justification du capitalisme imprégnée de religiosité. Si le capitalisme repose sur une logique d'accumulation de richesse, strictement modelée par l'intérêt personnel et rationnel des acteurs, il peut cependant être toléré dans la mesure où il répond à des finalités morales. C'est en particulier la valorisation du travail qui fait adhérer le Play au système économique. Le travail est selon lui un mandat divin, qui concourt au progrès aussi bien matériel que moral. Le travail a en effet une valeur éducative, il forme à la vertu, en contraignant la tendance à la paresse de l'homme. La reconnaissance d'un devoir de travailler, comme méthode disciplinaire, est tout à fait conforme aux préceptes de l'Eglise; Max Weber admet qu'il ne s'agit pas d'une invention de la Réforme: "le travail a dès longtemps fait ses preuves en tant que moyen ascétique, et l'Eglise de Occident l'a toujours fort prisé" (1964; 190). En dépit de son traditionalisme, le Play se révèle tout à fait en accord avec les principes essentiels du libéralisme. Il est éminemment favorable à la libre concurrence, car celle-ci pousse justement les hommes à travailler; elle est un facteur d'harmonie et de moralité bien plus efficace que la contrainte autoritaire (un contre-révolutionnaire comme le Play, marqué par la philosophie thomiste diffusée par l'Eglise, ne pouvait que s'accorder au concept de main invisible, dans lequel a été sécularisée celui d'ordre naturel2). En revanche, le Play tient en horreur l'Etat, qui doit demeuré strictement dans ses limites, toute immixtion dans le privé risquant de nuire à un patronage efficace, d'autant qu'il crée une égalité factice, inadéquate à l'exercice de l'autorité requise par le père de famille comme par le chef d'entreprise. Le Play considère la bureaucratie hautement déresponsabilisante, car elle place la réalité du pouvoir entre les mains de fonctionnaires anonymes. Quant aux institutions caritatives, s'il reconnaît leurs intentions louables, le Play pense néanmoins que la charité ne fait que perpétuer les vices de la société, car elle entretient les éléments nuisibles de la société dans l'oisiveté au lieu de les inciter à travailler. Autant de thèmes par la suite repris par les «libéraux-conservateurs». Le Play en arrive finalement à justifier les inégalités sociales, qui correspondent aux hiérarchies morales entre les individus. Mais qu'en est-il de l'égalité chrétienne, justement fondée sur une identité spirituelle des hommes devant Dieu? N'est pas contredire par de telles hiérarchies? En réalité, on trouve déjà dans le catholicisme une justification des inégalités sociales, dans la mesure où celles-ci sont voulues par Dieu et servent justement ses desseins de dressage d'un homme souillé par le péché originel. Werner Sombart a relevé cette dimension dans les dogmes catholiques:


Pour ce qui est de la manière dont la morale scolastique envisageait le problème de la richesse et de la pauvreté comme telles, nous devons noter tout d'abord qu'on chercherait en vain dans cette morale un écho quelconque de l'idéal de pauvreté du christianisme primitif, de la plupart des Pères de l'Église et des zélateurs de différentes sectes. Pour le chrétien pieux, la pauvreté et la richesse comme telles sont sans importance aucune : ce qui importe, c'est l'usage qu'on fait de l'une et de l'autre. Ce que le sage fuit et redoute, ce n'est pas la richesse et la pauvreté proprement dites, mais les abus dont l'une et l'autre peuvent être la source. Si l'on met la richesse et la pauvreté sur les deux plateaux d'une balance, on verra celle-ci pencher plutôt du côté de la richesse. La richesse et la pauvreté sont également voulues de Dieu. Dans sa bonté infinie, il rattache à l'une et à l'autre des buts définis : au pauvre il veut enseigner la patience, au riche il veut donner une marque de sa faveur ou la possibilité de faire de sa richesse un emploi utile. Aussi la richesse impose-t-elle le devoir d'un bon et utile emploi. Le chrétien pieux ne doit pas faire de la richesse le centre de ses préoccupations, ne doit pas la transformer en instrument de péché. Lorsqu'il se conforme à ce devoir, il échappe au reproche « d'iniquité » qu'on adresse souvent aux riches. Jamais la richesse ne doit être considérée comme une fin en soi : elle n'est qu'un moyen au service de l'homme et, par l'intermédiaire de l'homme, au service de Dieu. L'homme est la fin la plus proche, Dieu la plus éloignée.(1928; 52)


Mais le capitalisme lui-même doit être moralisé. Les progrès matériel et l'accumulation de richesses risquent de pousser les hommes à la débauche et l'oisiveté, s'ils ne sont pas correctement orientés. Ces richesses doivent servir la gloire de Dieu et l'éducation morale du peuple. Le capitalisme est justifié tant qu'il concourt à la discipline du peuple, c'est-à-dire l'intériorisation par celui-ci de normes de conduites. Par la persévérance dans le travail, les ouvriers se soumettent à des règles de comportement ordonnées et prévisibles. En justifiant ainsi le capitalisme, le Play traduit en miroir les besoins réels du capitalisme naissant. Face à des foules grouillantes et confuses qu'il fallait mettre au travail, il était nécessaire de recourir à des moyens adoucis par leur faire accepter ces contraintes. La morale constitue une injonction puissante, mais beaucoup moins embarrassante que les menaces du seigneur, obligeant ses serfs à labourer. Insidieuse, elle se révèle finalement bien plus efficace. L'éthique du travail est complétée par l'encadrement rassurant et bienveillant du patron. S'il y a un aspect du capitalisme que le Play condamne avec le plus de ferveur, c'est bien la séparation qu'il crée entre les travailleurs manuels et le patron, renforcée par la distinction progressive entre le dirigeant et le propriétaire. Des relations strictement utilitaires, fondées sur la rétribution et l'intérêt sont faussées. Le patron-propriétaire doit avoir un rapport direct avec ses employés, et cette relation doit être fondée avant tout sur la morale. À la protection affectueuse du patron, qui est comme un père pour ses ouvriers, correspond le respect docile que ceux-ci doivent lui porter. Un patronage volontaire ainsi fondé est bien plus favorable à la paix civile, à la cordialité, et en même temps à un contrôle effectif des comportements des ouvriers bien plus efficace, car direct, constant, quasi charnel.

La relation asymétrique du patron et de l'ouvrier semble bien prendre pour modèle le rapport du père à ses enfants. C'est que la famille joue pour le Play un rôle central. Il s'agit de l'institution fondamental de la société, qui doit être préservée des assauts du capitalisme, qui favorise l'égoïsme. Le Play vante les mérites de la famille traditionnelle et son modèle patriarcal, qui a été voulue par Dieu. Le père détient une autorité absolue sur sa femme et ses enfants, tempéré par son amour. Cette conception d'une protection sert de modèle au rapport du patron avec ses ouvriers. A ce modèle s'oppose la famille instable, commune aux masses modernes, dans laquelle les liens sont distendus: le père qui est tombé dans l'immoralité et l'ivrognerie n'assume plus son rôle, et femmes et enfants se retrouvent contraints de travailler, hors du foyer où sont préservées les coutumes et les hiérarchies. Toutefois, dans la société moderne, le Play considère que la famille patriarcale n'est pas l'organisation la plus favorable à la prospérité et à la morale. En effet, dans cette famille traditionnelle, les enfants sont tous également soumis à l'autorité du père jusqu'à sa mort, sans possibilité de progrès personnel et de développements différenciés. Le Play préfère la famille-souche, dans laquelle le père a la possibilité de choisir lequel de ses enfants mérite le plus de rester à ses côtés afin de poursuivre dans son travail. Ainsi, ce modèle familial implique une plus grande autonomie des enfants, qui les conduit à se responsabiliser. Si le Play considère que les hiérarchie et les relations verticales entre les individus sont nécessaires à l'ordre social, il ne doit pas non plus y avoir de sujétion absolue des personnes. Celles-ci doivent librement accomplir leurs devoirs et doivent d'elles-même adopter une conduite morale qui leur donnera accès à la prospérité, sans y être contraintes. Ainsi, la théorie du "patronage" leplaysienne ne suppose pas l'entière soumission des travailleurs au patron, comme des enfants au père. Les élites ont pour devoir de donner l'impulsion nécessaire aux masses, mais les gens du peuple doivent eux-mêmes se responsabiliser, car ils sont responsables selon le Play de leur condition misérable. Cette conception condescendante et élitiste est tout à fait en accord avec les convictions sociales de le Play: sa vocation initiale n'était en effet nullement philanthropique, ce n'était pas le bien être du peuple qu'il désirait établir, mais c'est bien la hantise des révolutions qui l'a poussé à réfléchir sur la condition ouvrière. Le Play a été outré par la Révolution de 1830, qui mis à bas les derniers vestiges de l'Ancien régime, que Charles X tentait de rétablir. Il craint que de nouvelles révoltes ne renversent complètement l'ordre social. D'autant que les idées du marxisme se répandent au sein des classes laborieuses; la séparation entre patrons et ouvriers vient renforcer la lutte des classes. Le Play a compris que pour contenir les foules, un pouvoir coercitif et répressif était désormais inutile et inefficace. Il est bien plus productif de créer des liens de solidarité entre le peuple et les élites; par déférence et gratitude envers la protection bienveillante du patron, l'ouvrier accepte volontairement la contrainte disciplinaire, il se soumet aux règles de travail en toute docilité, car il a fini par intériorisé l'idée que la prospérité du patron correspond à son propre bien-être. Comme le notait Michel Foucault, "la discipline crée entre les individus un lien "privé", qui est un rapport de contrainte entièrement différent entièrement différent de l'obligation contractuelle" (1975; 259). La moralisation des rapports de classes tend moins à créer une peur de la sanction chez l'ouvrier, sanction concernant notamment la rétribution ou non du salaire, qu'à instiller un sentiment de culpabilité chez celui-ci. L'ouvrier se plie aux règles imposées par le patron par sens du devoir; il ne se révolte pas, car il est intimement lié à son patron, qui est comme un père pour lui, dont l'autorité est naturelle et incontestable.


La pensée de Frédéric le Play est tout à fait caractéristique de l'idéologie bourgeoise du XIXe siècle. La culpabilisation des masses populaires est liée à la crainte tenace des révolutions: les foules grouillantes prolétarisées qui s'entassent dans les villes font craindre une rupture brutale de l'ordre sociale. Le peuple est d'emblée jugé immoral, licencieux, dépravé, car il menace les hiérarchies naturelles de la société. La psychologie sociale de la fin du siècle, héritière de le Play et de ses pairs, n'en démordra pas: "Si nous attachons au mot moralité le sens de respect constant de certaines conventions sociales et de répression permanente des impulsions égoïstes, il est bien évident que les foules sont trop impulsives et trop mobiles pour être susceptibles de moralité"3. D'où la nécessité pour les élites de recomposer la foule informe en un ensemble organisé rationnellement, soumis à des normes de conduites strictes, habilement dissimulées derrière un vernis moralisateur emprunt de christianisme social.


La foule, masse compacte, lieu d'échanges multiples, individualités qui se fondent, effet collectif, est abolie au profit d'une collection d'individualités séparées. Du point de vue du gardien, elle est remplacée par une multiplicité dénombrable et contrôlable; du point de vue des détenus, par une solitude séquestrée et regardée. (Michel Foucault, 1975; 234)


Si le Play récuse les idéologies nouvelles censées offrir des perspectives d'avenir radieuses, il reprend toutefois à son compte l'idée socialiste d'une organisation scientifique de l'entreprise, qui se profilait déjà à travers les phalanstères de Charles Fourier, dans son ouvrage le nouveau monde industriel et sociétaire publié en 1829. Bon discipline d'Auguste Comte, le Play envisage une rationalisation complète du travail industriel sous l'égide du patron. La responsabilité du patron se révèle finalement aussi bien une question de moralité qu'une nécessité de survie face à la menace révolutionnaire. Les idées de le Play eurent par la suite une influence décisive chez les grands industriels français, tels que Schneider ou Wendel. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, s'est accompli progressivement le paternalisme dans sa forme achevée. En effet, selon Gerard Noiriel (1988), le patronage décrit par le Play correspond à une forme transitoire entre l'économie pré-industrielle et le capitalisme moderne. La carence en main-d'œuvre qualifiée dans la première moitié du XIXe siècle plaçait les ouvriers en position de force face aux patrons; ceux-ci durent recourir à des mesures de séduction pour mettre les masses au travail, en prenant en compte la persistance des liens communautaires traditionnels, qu'il a fallu déplacer du village ou de la corporation à l'usine. La division du travail et l'exode rural achevés, conduisant au phénomène de prolétarisation, les liens au sein des classes laborieuses se sont fortement distendus, et celles-ci ont perdu leurs capacités d'imposer leurs exigences. Le patronage, qui reposait sur une responsabilisation de l'ouvrier, laissant une certaine marge d'autonomie à ce dernier, laisse place au paternalisme, dans lequel la vie de l'ouvrier est entièrement prise en charge par le patron, du berceau à la tombe. Ainsi sont bâtis les villages d'ouvriers, tels que les corons de mineurs décrits par Émile Zola dans Germinal (1884). Les ouvriers bénéficient de logements et leurs enfants sont scolarisés, recevant une éducation morale dans les écoles; l'ensemble des institutions sont financées par le patron. L'ouvrier devient complètement dépendant du patron.

Afin d'appréhender cette transformation de la manière dont le patronat a abordé la question sociale, on peut comparer la pensée de Frédéric le Play à celle d'Andrew Carnegie (1833-1919). Leurs enracinements sociaux distinguent nettement les deux hommes. Le premier appartenait à une classe déclinante, fortement réactionnaire, désireuse de préserver ses privilèges; le second est au contraire l'incarnation même du self-made man, l'entrepreneur parti de rien qui s'est bâti sa fortune. D'origine modeste, débarqué en 1848 aux Etats-Unis, il finit par établir un véritable empire dans les industries textiles et sidérurgiques. Mais "l'homme le plus riche du monde" n'a pas oublié d'où il venait, et dans un texte de 1889, "the Gospel of wealth" (l'Evangile de la richesse), il expose les devoirs de l'entrepreneur envers la collectivité. Comme l'indique son titre, ce court essai est imprégné de références religieuses. Tout comme le Play, il défend ardemment le capitalisme; il se montre même bien plus optimiste que le théoricien, et croit vivement à l'idée de progrès, l'accumulation des richesses devant nécessairement profiter à tous. Il s'oppose toutefois aux théories du darwinisme social, diffusés à son époque par des intellectuels comme Herbert Spencer ou Ernst Haeckel. Si la moralisation est importante dans le texte, il porte moins sur les ouvriers que sur les patrons; la référence à une culpabilité morale des pauvres est absente, même s'il insiste sur la responsabilité individuelle de chacun. Le riche a des responsabilités vis-à-vis de la communauté et il doit adopter un comportement moral et digne; les richesses qu'il acquiert ne lui appartiennent pas en propre, il en est plutôt "l'administrateur", et doit en faire un usage judicieux, conforme aux commandements divins et aux besoins collectifs. Carnegie se réfère ici à l'alliance de Dieu avec les hommes, tel qu'elle est mentionnée dans la Genèse. Dieu a confié la Terre aux hommes pour qu'il la fasse fructifier, mais elle demeure sous la souveraineté du Seigneur. Le portrait du riche que Carnegie dresse rappelle fortement celui de le Play: le patron doit être un modèle à suivre pour ses employés; sa conduite suit des principes de décence et de respectabilité, il n'offense pas ainsi les démunis par sa richesse.


This, then, is held to be the duty of the man of wealth: To set an example of modest, unostentatious living, shunning display or extravagance; to provide moderately for the legitimate wants of those dependent upon him; and, after doing so, to consider all surplus revenues which come to him simply as trust funds, which he is called upon to administer, and strictly bound as a matter of duty to administer in the manner which, in his judgment, is best calculated to produce the most beneficial results for the community-the man of wealth thus becoming the mere trustee and agent for his poorer brethren, bringing to their service his superior wisdom, experience, and ability to administer, doing for them better than they would or could do for themselves.

 

Carnegie demeure dans la même perspective que le Play: la patron donne l'impulsion nécessaire aux travailleurs pour qu'ils se donnent du cœur à l'ouvrage et sa protection bienveillante assure le maintien de l'ordre social. Prévenir les troubles reste l'objectif du patronat paternaliste: "we shall have no antagonism between classes when that day comes, for the high and the low, the rich and the poor, shall then indeed be brothers". Il faut garder à l'esprit que les premiers services sociaux mis en place dans les Etats occidentaux, notamment par l'Allemagne de Bismarck, avaient pour objectif d'apaiser les revendications du prolétariat et d'empêcher la croissance des partis socialistes4. Mais Carnegie se montre toutefois bien plus exigent que ses prédécesseurs; s'il conspue la charité inutile, les devoirs du patron n'en sont pas moins étendus. Celui-ci doit financés des services dont l'ensemble de la communauté pourra bénéficier, notamment des espaces culturels, comme des bibliothèques, ou sportifs, ainsi que des églises. Il souhaite ainsi préserver l'unité sociale et assurer le progrès moral et culturel dans la société.


Il faut remarquer que la conception bourgeoise de la société, élitiste et moralisatrice, ne s'est pas limité au champ économique. Le paternalisme s'est en quelque sorte transmis du patron au dirigeant politique. Il suffit pour cela d'étudier la philosophie politique de François Guizot (1787-1874). Issu d'une famille bourgeoise protestante, cet historien joua un rôle important sous la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe. Appartenant au courant des doctrinaires, Guizot adhère à un libéralisme conservateur; sa théorie de la souveraineté s'oppose aussi bien aux théories absolutistes qu'à celles des révolutionnaires héritiers de Rousseau. Guizot considère que la souveraineté véritable n'est pas de ce monde, seul Dieu est dépositaire de la souveraineté véritable, car celle-ci correspond au règne de la raison. En ce sens, la liberté est moins l'exercice de sa volonté, que l'obéissance à la raison. Ceux qui prétendent détenir la souveraineté, qu'ils soient rois ou peuples assemblés, ne sont que des usurpateurs. En revanche, si la souveraineté comme fondement d'un pouvoir illimité ne peut exister, certaines autorités sont tout à fait légitimes. La légitimité d'une institution repose sur la stabilité qu'elle assure; elle dispose d'un pouvoir à la fois inviolable et tempéré. Autrement dit, c'est un pouvoir qui respecte la liberté individuelle et en même temps auquel les hommes se soumettent naturellement; un tel pouvoir garantit l'ordre social. C'est ainsi que l'hérédité du pouvoir monarchique est légitimé selon Guizot, car ce principe évite les troubles lors des passations de pouvoir, qui son déterminées à l'avance. La plus légitime des institution est la famille traditionnelle, dont l'origine n'est pas contractuelle, humaine, mais divine. L'autorité du père sur ses enfants est incontestable selon Guizot; elle repose sur le principe de raison: la raison du père est supérieure à celle de ses enfants; le principe de légitimité est supérieure au principe de volonté, car la volonté peut errer. Le consentement n'est donc pas indispensable, si la volonté est déraisonnable. Cet argument permet à Guizot de disqualifier une démocratie reposant sur le suffrage universel: un agrégat de volontés arbitraires, dépourvues de raison, se transformerait en tyrannie de la majorité. Le droit de suffrage doit être conditionné aux "capacités", c'est-à-dire à l'usage effectif de la raison par le citoyen. "Où manque la capacité, le droit n'y est point". Ainsi la société doit prendre pour modèle la famille: de même que le père par rapport à ses enfants, les élites dépositaires de la raison doivent gouverner les masses incultes. Si Guizot récuse les aristocraties fonder sur la conquête du pouvoir par une caste, il légitime une aristocratie de la raison. Le régime censitaire n'est donc pas considéré comme une étape entre l'ancien régime et la démocratie, c'est un régime fondé sur le principe que seuls ceux qui ont acquis des richesses suffisantes, c'est-à-dire ceux qui se sont montrés dignes moralement, qui ont prouvé leurs capacités de raison, sont en droit d'exercer le pouvoir. Le gouvernement représentatif est donc d'abord pensé comme un gouvernement des élites; la responsabilité des gouvernants envers le peuple répond à la responsabilité du patron envers ses ouvriers, qui elle-même était bâtie sur le modèle de l'autorité patriarcale.


Cette représentation bourgeoise des rapports entre les élites, en particulier économiques, et le peuple, considéré comme intellectuellement et moralement irresponsable, s'est progressivement effritée. Le développement des sciences sociales, notamment sous l'influence du marxisme, ont permis de reconnaître l'importance des conditions sociales de la misères: autrement dit, on a progressivement cessé de traiter les classes populaires comme moralement coupables, comme responsables de leurs conditions de vie, que ce soit par paresse ou intempérance. On a reconnu l'existence de structures internes au capitalisme produisant les inégalités et la misère. D'où la constitution de services d'assistance et de protection sociale publiques.

Mais l'Etat-providence, au lieu de réformer le capitalisme en profondeur, s'est plutôt donné comme objectif de lui imposer des limites et d'en gérer les conséquences sociales. Les exclus du système sont passés du statut de coupables, responsables de leur déchéance sociale, à celui de victimes du système économique. Au vocabulaire moralisateur, d'inspiration religieuse, s'est substitué un vocable d'ordre médical: la pauvreté est considérée comme le véritable cancer de la démocratie, en contradiction avec le principe d'égalité, que l'Etat doit combattre. Mais considérer les difficultés sociales comme une maladie revient à faire accepter par ceux qui en sont victimes leur impuissance face à leur problème. Les soins requièrent des compétences techniques, hors de portée des citoyens, qui se contentent acquiescer devant les solutions qu'on leur propose. "Le capitalisme a, sans doute, rompu les liens d'assujettissement personnel, mais recrée une autre dépendance, sous couvert de rationalité bureaucratique" (Lasch, 2006; 270). L'encadrement de la vie de l'ouvrier, sous l'aile prétendument bienveillante du patron, auquel s'associait la discipline de fer inculquée à l'école et exercée à l'usine laisse place au contrôle permanent, plus diffus encore, exercé par le bureaucrate responsable de l'assistance publique. "L'Etat-thérapeute" moderne, qui dédouane le citoyen de ses responsabilités, tout en contrôlant tout ses faits et gestes, grâce au contrôle bureaucratique suivi public ou privé (agence pour l'emploi, allocations familiales, indemnisation du chômage, suivi bancaire...), correspond finalement bien aux nouveaux modes de consommation. Le citoyen est désormais moins contraint de travailler, que libre de consommer. Étant devenu impuissant à prendre en main son destin, l'individu est repoussé dans sa sphère intime, n'ayant plus comme seule perspective que le développement personnel. L'individu narcissique ne trouve plus comme accomplissement personnel que l'épanchement consumériste, se réalisant à travers les objets qu'il accapare. L'Etat favorise ce processus, notamment par la relance de la consommation, assurant du même coup la stabilité du système capitaliste. La critique keynésienne de l'épargne avait bien pour objectif final de relancer la production, l'Etat servant de béquille au capitalisme. La liberté de consommer n'est rendu possible que s'il existe toujours un Etat pour assurer un revenu minimal ou une banque pour accorder des crédits illimités, l'individu devenant ainsi dépendant des structures bureaucratiques de la société.


Le développement de l'Etat social a suscité à son tour une violente réaction des conservateurs contre "l'assistanat". Au discours néolibéral conspuant l'Etat envahissant et déresponsabilisant s'est mêlée un renouvellement de la rhétorique de culpabilisation par les néoconservateurs. Ce discours n'a rencontré de larges échos qu'à la fin des années 1970, toutefois, on en trouve les sources dès la fin de la Seconde Guerre mondiale: en 1944, Friedrich von Hayek publie the road to serfdom, dans lequel il énonce les principes fondateurs du renouvellement du libéralisme après les errements étatistes qui ont mené selon lui de manière inéluctable au totalitarisme5. Trois en plus tard, il fonde la Société du Mont Pèlerin, au sein de laquelle siégeront notamment Ludwig von Mises ou Milton Friedman. Remarque peut-être anecdotique: Louis Baudin, préfacier et commentateur des œuvres de Frédéric le Play, dont il vante la perspicacité, s'y joindra également.

Le néolibéralisme appelle à la suppression d'un Etat paternaliste; il va ainsi présider au retrait de l'Etat-providence, l'Etat devant resté cantonné à ses fonctions régaliennes. Le marché doit être libéré de toute contrainte extérieure afin de parvenir à une effectivité croissante. Le programme économique néolibéral suppose implique ainsi deux volets majeurs: dérégulation des marché et privatisation des entreprises contrôlées par l'Etat. Il se fonde en fait sur l'extension de la logique de marché à l'ensemble des sphères de la société, y compris à celle de l'Etat, qui doit lui aussi répondre à des objectifs de performance. L'Etat doit se conformer au modèle de l'entreprise. D'un point de vue éthique, le néolibéralisme se fonde plutôt sur la logique de la subjectivité: autrement dit sur l'absence de contenu normatif, chacun étant également libre de définir son propre destin. Cette logique affirme ainsi une responsabilité individuelle absolue concernant les perspectives personnelles6. Les néolibéraux peuvent ainsi revendiquer un "droit égal à l'inégalité" (Brown, 2007; 7). L'individualisme porté à son acmé conduit à une différenciation et une concurrence accrues entre les acteurs sociaux, marquée par la valorisation de la prise d'initiative individuelle au détriment du collectif: au sein de l'entreprise, la compétition interne conduit à l'existence de salaires à échelles variables; l'individualisation des rétribution, sur le principe du "salaire au mérite", supprime l'égalité entre les employés et ainsi les solidarités de classes anciennes. L'absence de responsabilité collective laisse chaque agent économique libre d'agir sans considération pour les conséquences des décisions individuelles, uniquement évaluées en termes de gains personnels. Un excellent cas de figure semble celui du  trader prenant des risques inconsidérés alors qu'il joue avec l'argent d'autrui. Les conseils d'administration, libéré de la tutelle de l'Etat-nation en contexte de mondialisation, sont désormais libres de toujours préférer les intérêts de l'actionnariat sur ceux du salariat; ainsi la logique de profit, désormais dépourvue d'une quelconque notion de devoir du patron envers ses employés, prend ainsi toute son ampleur dans la sous-traitance et les externalisations accrues, conduisant à des licenciements de masse alors que les entreprises réalisent des bénéfices.

Le néolibéralisme a paradoxalement convergé avec une idéologie politique ayant en horreur le relativisme moral et réclamant une extension de l'Etat militaire: le néo-conservatisme. Ce dernier s'est développé sous l'influence d'auteurs certes assez hostiles au néolibéralisme, tels que Irving Kristol ou Allan Bloom, mais ce sont cependant les mêmes hommes politiques qui ont porté la réalisation des deux doctrines, notamment Ronald Reagan et George W. Bush jr. Le néo-conservatisme entend restaurer l'ordre moral face aux dérives qui sévissent en Amérique depuis les années 1960. Supporté vigoureusement par les évangélistes américains, le néo-conservatisme suinte véritablement le puritanisme. La révérence devant la parole révélée des Evangiles se transforme dans le domaine politique en croyance absolue dans le caractère performatif du langage (Brown, 2007; 19). Le discours du leader est une vérité à laquelle on se soumet inconditionnellement, même si cette vérité contredit objectivement les faits, permettant ainsi de brouiller complètement les catégories du vrai et du faux, et ainsi de dissiper le sens des réalités du domaine politique. Puisque l'Etat a débridé le marché, dans lequel son propre pouvoir s'est dilué, il n'a plus besoin d'affirmer son existence par la mise en place de politiques publiques; la société est désormais considérée comme autonome de la politique, elle est entretenue par l'ordre spontané du marché. La politique a désormais plutôt pour fonction de créer uniquement des réalités discursives; les discours peuvent être entièrement fictifs, ne produire aucune réalité tangible, peu importe dès lors que le public y croit fermement. La vocation de l'homme consiste dès lors à occuper l'espace médiatique pour y diffuser la bonne parole; mu uniquement par une "éthique de la conviction", il n'a plus besoin de prendre en compte les conséquences éventuelles de ses paroles et de ses décisions. Son sens des responsabilités n'est finalement pas plus étendu que celui de l'employé de la grande entreprise, le petit fonctionnaire au sein de la bureaucratie tentaculaire, ou du "client" des services publics modernes. Si néolibéralisme et néo-conservatisme s'opposent bien souvent sur les questions de mœurs, les deux courants convergent en s'opposant conjointement à l'idée d'égalité. Le néo-conservatisme justifie l'inégalité sur des principes explicitement religieux. D'une part, il renoue avec la gouvernementalité pastorale hiérarchisante, caractéristique de l'Etat religieux pré-moderne. Si l'Etat-pasteur ne se préoccupe pas d'économie, en revanche il moralise, imposant à ses ouailles les normes directement issus du corpus religieux (défense de la famille traditionnelle patriarcale, interdiction de l'avortement, criminalisation de l'homosexualité...), et plus encore il punit; l'Etat-pasteur est un Etat de police, pourchassant les pécheurs. D'autre part, la croyance en la prédestination, c'est-à-dire en l'idée que Dieu a déterminé à l'avance qui était touché ou non par la grâce, est parfaitement en accord avec l'idée d'une inégalité naturelle fondamentale entre les hommes: il existe des élus, les autres sont voués à la damnation. Dieu a établi l'ordre du monde et les hommes doivent s'y plier; les pauvres doivent accepter leur condition, de toute manière, leurs efforts pour améliorer leur vie terrestre sont inutiles face à la toute puissance  du Seigneur. L'idée de la responsabilité des couches populaires devant leurs difficultés économiques se radicalise encore par rapport à l'idéologie bourgeoise du XIXe siècle: les néoconservateurs pratiquent une véritable criminalisation de la pauvreté, en particulier à l'égard des minorités ethniques ou religieuses (le Noir ou le Musulman constituent leurs cibles de choix). La dépolitisation des problèmes sociaux recherchée par le néolibéralisme est accomplie par le discours néoconservateur, qui transforme la question sociale en problème culturel, moral et finalement pénal (le sous-prolétariat moderne des pays occidentaux, comprenant immigrés ou afro-américains, chômeurs déclassés, retraités sans pensions, jeunes sans diplômes, est caractérisé par la dépravation morale, la violence et la dépendance sociale, et doit donc être puni en conséquence). Le néoconservatisme est donc venu combler le vide éthique du néolibéralisme; il lui a conféré un contenu moral, certes pas exempt de contradictions. La nouvelle éthique du capitalisme  se fondent donc sur cette double dimension: déresponsabilisation des élites politiques et économiques et criminalisation des exclus sociaux.

 Au cours des années 1960, les gouvernements Kennedy et surtout Johnson ont tenté de remédier à la pauvreté endémique et à la ségrégation des Noirs, entérinant les droits civiques, et lançant "the Great Society", avec notamment les programmes Medicare et Medicaid. Toutefois, le retour des républicains au pouvoir en 1969 va rapidement mettre fin à la politique sociale du lutte contre la ségrégation raciale. Alors que l'État-providence américain demeure encore embryonnaire, surtout comparé à ses homologues européens, les néoconservateurs lancent leur campagne de dénonciation des lourdeurs d'un État dépensier et inefficace, critiquant l'assistanat supposé des couches populaires (Wacquant, 2006; 204). Sous la présidence de Ronald Reagan dans les années 1980, les dépenses publiques sont réduites, en coupant notamment les aides aux mères célibataires. La part des salariés couverts par l'assurance chômage tombe de 50% à 30% entre 1975 et 1985 (idem; 90), tandis que des réductions d'impôts sont accordées. Le gouvernement américain compte dès lors ouvertement sur la charité privée pour s'occuper des pauvres (idem; 41). Le "laisser faire" économique et urbain laisse les habitants des ghettos démunis face à la voracité des investisseurs immobiliers, qui s'approprient les espaces délabrés des centres-ville; les biens publics tels que la santé se sont retrouvés privatisés (idem; 274).

Alors que l'aide sociale est dépecée au nom de la réduction des déficits publics, on lui substitue la police, qui devient la seule institution publique à être en rapport avec les habitants des ghettos noirs américains. La présence policière, loin d'assurer la sécurité au sein des ghettos, ne fait qu'attiser la violence. A la culpabilisation de la pauvreté se cumule ainsi sa pénalisation: l'Amérique a trouvé la solution miracle au chômage de masse en internant les Noirs pauvres; un homme noir sur cinq aux Etats-Unis est placé sous tutelle carcérale. Depuis 1989, les Noirs sont ainsi majoritaires dans les prisons américaines alors qu'ils ne représentent qu'à peine 12% de la population totale. Les dépenses des États américains en 1979 et 1990 pour les prisons ont augmenté de 325% (alors même que le président Reagan en appelant à la réduction des dépenses de l'État social)..

La nouvelle gauche, se qualifiant elle-même de "Troisième voie", selon l'expression d'Anthony Giddens, a prétendu dépasser l'opposition entre assistanat et criminalisation, en proposant des politiques de responsabilisation des citoyens, supposées les accompagner dans leur réinsertion sur le marché du travail, sans les rendre dépendants. Dans la pratique, les politiques de la nouvelle gauche ont surtout consisté en un acquiescement devant le capitalisme néolibéral. La dérive sécuritaire propagée depuis l'Amérique a certes gagné l'Europe par les partis de droite (en France, on peut évoquer notamment la publication en 2001 de l'ouvrage de Georges Fenech, député UMP de 2002 à 2008, Tolérance zéro, plaidant pour la mise en place d'un Etat pénal sur le modèle américain, ainsi que les publications des très médiatiques criminologues Alain Bauer et Xavier Raufer, et surtout la politique menée par Nicolas Sarkozy, en tant que ministre de l'intérieur depuis 2002, puis sous sa présidence depuis 2007: répression des prostituées et des SDF, conséquences de la Loi sur la sécurité intérieure de 2004, invectives aux jeunes de banlieues, internement dans des camps de transit et expulsion des immigrés par la violence...), mais la gauche européenne est loin d'avoir été épargnée par cette vague répressive. C'est notamment la politique sécuritaire menée par le gouvernement de Tony Blair de 1997 à 2007 qui vient à l'esprit, marquée par la mise en place d'un ensemble de dispositifs de contrôle généralisé, avec l'installation des CCTV (caméras de surveillance) dans les grandes villes, ainsi que la tolérance zéro appliquée à l'égard des jeunes, l'application de peines de crimes au bout de trois délits...


Parallèlement à cette évolution du contexte politique et économique général vers un accroissement des inégalités et une perte du sens éthique, on doit constater cependant un renouvellement de la responsabilité sociale de l'entreprise. Si l'accroissement de la division du travail, notamment la distinction croissante entre les fonctions de direction et le capital, ont mené à une réduction du sens de responsabilité individuelle des acteurs économiques, en particulier du patron vis-à-vis de ses employés, cette responsabilité s'est transférée de l'individu à l'entreprise. Celle-ci assume des devoirs vis-à-vis de ses membres. La responsabilité sociale d'entreprise s'inscrit clairement dans la continuité du paternalisme; elle trouve d'ailleurs ses fondements dans une réflexion religieuse. Elle a été notamment élaborée à partir de la doctrine sociale de l'Eglise, telle qu'elle a été exposée dans l'encyclique de 1891 Rerum novarum de Léon XIII, complétée par Pie XI en 1931 puis par Jean-Paul II en 1991. Les églises protestantes d'Amérique ont également tenu à apporter leur pierre à cette édifice éthique, à travers le rapport rendu en 1953 par Howard Bowen Social responsibilities of the businessman. On retrouve certains thèmes déjà abordés par les théoriciens du paternalisme, notamment la noblesse du travail, mais à celle-ci s'ajoute l'affirmation de la dignité de l'homme, récusant ainsi toute instrumentalisation du salarié, et affirmant la nécessité d'une solidarité accrue au sein de l'entreprise. La notion de "juste salaire" implique une négociation entre patronat et la salariat, par l'intermédiaire de syndicats, le droit d'association étant fermement défendu par l'Eglise. Enfin, l'Etat doit également intervenir dans l'économie en faveur des plus faibles.

Cette impulsion religieuse initiale a cependant été progressivement dépassée; l'éthique de l'entreprise s'est autonomisée de la morale chrétienne. Acquier, Gond et Igalens (2005) soulignent que c'est notamment dans le contexte européen, plus sécularisé que les Etats-Unis, que cette transition se réalise. Il apparaît nécessaire de fonder une éthique à porter plus universelle, plus consensuelle qu'une morale d'inspiration strictement religieuse, même si la responsabilité sociale d'entreprise reste influencée par le modèle de la religion, c'est-à-dire la volonté de fonder une communauté unie par des valeurs et des pratiques (2005; 24). La responsabilité sociale d'entreprise ainsi laïcisée a intégré dans la réflexion éthique les questions environnementales, sur le développement durable. La recherche d'une moralisation du capitalisme, notamment portée par un sociologue comme John Elkington, a vocation à diffuser des pratiques entrepreneuriales différentes. Notamment, on valorise de plus en plus un management de type participatif, qui tend à créer de la cohésion au sein de l'entreprise et à donner le goût du travail aux salariés, par opposition à la pratique du management compétitif agressif en vigueur.

On peut émettre deux réserves sur ces avancées: une généralisation de la moralisation du capitalisme semble bien difficile, dans un système libéral fondé justement sur le neutralisme éthique. Comme l'a souligné Albert Hirschmann dans un essai célèbre, c'est bien la volonté de ne plus faire appel qu'aux intérêts, et non plus aux passions (ainsi qu'aux "doctrines compréhensives" pour reprendre John Rawls, auxquelles les hommes adhèrent avec une conviction qui met souvent de côté la réflexion sur les conséquences), qui fût à l'origine de la théorisation du capitalisme par les libéraux classiques. Renoncer à l'intérêt pour réinvestir l'éthique dans l'économie supposera sans doute de transformer la structure économique dans son ensemble. En outre, les nouvelles pratiques managériales ne semblent au fond pas plus responsabilisantes que la moralisation du paternalisme classique. Comme le notait Christopher Lasch (2006; 279) le "mouvement "d'humanisation" du lieu de travail [donne] au travailleur l'illusion qu'il est un participant, sans pour autant entamer le moins du monde le pouvoir de contrôle de la direction." Elles correspondent plutôt à de nouvelles techniques d'embrigadement du travailleur, reposant sur la séduction et non plus sur la contrainte, destinées à les faire travailler docilement, sans autonomie individuelle réelle.

 

Bibliographie:

 

  • Acquier Aurélien, Gond Jean-Pascal & Igalens Jacques, "Des fondements religieux de la responsabilité sociale de l’entreprise à la responsabilité sociale de l’entreprise comme religion", in Cahier de recherche no. 2005 – 166, (Centre de Recherche en Gestion de Toulouse)

  • Brown Wendy, "le cauchemar américain : le néoconservatisme, le néolibéralisme et la dé-démocratisation des Etats-Unis" in Raisons politiques 2007/04 - n° 28 (Presses de Sciences Po)

  • Carnegie Andrew, "the Gospel of Wealth" (1889)

  • Deleuze Gilles, "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle", L’autre journal, n°l, mai 1990.

  • Foucault Michel, Surveiller et punir (Gallimard, 1975)

  • Guizot François, de la Souveraineté, in Histoire de la civilisation en Europe, présenté par Pierre Rosanvallon (Hachette)

  • Lasch Christopher, La culture du narcissisme (Flammarion, 2006)

  • Le Play Frédéric, textes choisis et préface par Louis Baudin (Dalloz, 1947)

  • Noiriel Gérard, "du patronage au paternalisme: la restructuration des formes de domination de la main d'oeuvre ouvrière dans l'industrie métallurgique française", le Mouvement social, n°144, juillet-septembre 1988

  • Sombart Werner, le Bourgeois tome 2 (Payot, 1928)

  • Wacquant Loïc, Parias urbains : ghetto, banlieues, État, (Paris, Ed. La Découverte, 2006)

  • Wacquant Loïc, "l'idéologie de l'insécurité: ce vent punitif qui vient d'Amérique" in le Monde diplomatique, avril 1999

  • Weber Max, l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (Plon, 1964)

  • Weber Max, le savant et le politique (Plon, 1959)


 

1Emmanuel Kant, Idée d'une histoire naturelle d'un point de vue cosmopolitique (1784). Pour Kant cependant, c'est moins la contrainte directe que le jeu des passions antinomiques, "l'insociable sociabilité" (tension entre l'égoïsme de l'individu et sa sympathie naturelle, son désir de vivre en société), qui doit permettre aux hommes de se discipliner pour ainsi vivre ensemble. La conception kantienne de l'histoire se rapproche ainsi sensiblement de la conception libérale que développent à la même époque Adam Smith et Adam Ferguson.

2Michel Foucault a toutefois insisté sur la différence de nature entre la Providence divine, telle qu'elle fut développée par les auteurs chrétiens, jusqu'à Leibniz dans l'Essai de théodicée (1710), et la main invisible d'Adam Smith (Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV Chapitre 2, 1776). La Providence implique un ordre finalisé et non pas spontané: c'est par la volonté d'un acteur omniscient, capable de saisir l'intégralité des phénomènes sociaux, que l'harmonie est accomplie. La main invisible procède en revanche d'un pur jeu entre les intérêts égoïstes; chacun prenant soin de son intérêt propre, l'intérêt collectif est assuré. Aucun acteur – y compris Dieu, la Nature et encore moins l'Etat – n'est à même de saisir la totalité des processus économiques; cet aveuglement est d'ailleurs la garantie du jeu vertueux des intérêts (in Naissance de la biopolitique, leçon du 28 mars 1979, Gallimard, Seuil, 2004).

3Gustave le Bon, la psychologie des foules (1895), p.32

4 Gosta Esping-Andersen, Les trois mondes de l'Etat-providence (PUF 1999), pp 55-56

5La route de la servitude (PUF 2005)

6 ...et une absence totale de responsabilité vis-à-vis d'autrui, notamment si l'on suit Ayn Rand, figure de proue du néolibéralisme américain, selon laquelle « la méthode appropriée pour déterminer quand et si on devrait aider une autre personne s'appuie sur notre propre intérêt personnel rationnel et notre propre hiérarchie des valeurs: le temps, l'argent et l'effort que l'on donne ou le risque que l'on prend devraient être proportionnels à la valeur que cette personne représente pour notre propre bonheur. » in La vertu d'égoïsme (Les Belles lettres, 2008) p.84


Publicité
Le Paternalisme: responsabilité des élites et culpabilisation des exploités
  • Le paternalisme a constitué la réponse des élites politiques et économiques du XIXe siècle à la question sociale, face à la montée des mouvements ouvriers. Quels ont pu être ses sources intellectuels, ses justifications morales et philosophiques?
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Publicité